Fiscalité
« Fraude au président » : une décision rude !
- Mardi 22 octobre 2024 - 14:18
- | Par Jean-Denis Errard
Selon la jurisprudence le banquier est tenu d'une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client ; mais il a un devoir de vigilance qui lui impose de déceler les anomalies de fonctionnement du compte. La Cour de cassation, dans un arrêt qui sera publié à son bulletin, vient de préciser jusqu’où s’exerce cette obligation d’alerte.
Ce type d’escroquerie est connu sous le nom de « fraude au président ». Elle fait des ravages (encore récemment une association professionnelle de gérants d’actifs s’est fait vider sa trésorerie). L’année dernière une quinzaine de décisions de cour d’appel (1) ont sanctionné des banques pour ne pas avoir alerté le dirigeant d’entreprise lorsque le comptable s’est fait piéger par de faux ordres de virement émis, non pas par ce dirigeant comme il le croyait, mais par un escroc. L’une de ces affaires dont l’enjeu était supérieur à 2 M€ a été jugé par la cour d’appel de Douai (2).
Elle vient d’être examinée par la Cour de cassation le 2 octobre dernier (n° 23-13.282) car la banque, qui s’est vue condamnée à dédommager l’entreprise de 50% du montant de la fraude, estimait que le devoir de vigilance « se borne à un contrôle prima facie et non à une étude approfondie des habitudes du compte de son client ». Qu’entend-on en effet par cette expression « anomalies apparentes » de fonctionnement du compte instaurée par la Cour de cassation ? (3)
Les circonstances
Le 11 décembre 2017, la cheffe comptable d’une entreprise a reçu un email signé de son directeur général -du moins le croyait-elle- lui indiquant :
« une opération confidentielle est effectuée actuellement et devra être traitée en priorité ; Me [B], du cabinet juridique KPMG, vous a-t-il déjà contactée ou pas encore ? ». Elle reçut un nouvel email l’informant qu'une opération de fusion-acquisition avec une société basée en Asie était effectuée, qu'elle devait rester strictement confidentielle, qu'une « annonce publique de cette OPA » aurait lieu le 18 décembre et qu'elle avait été « choisie pour sa discrétion et son travail irréprochable » pour le traitement de cette opération. Il lui était demandé de ne faire « aucune allusion à ce dossier de vive voix ou par téléphone selon la procédure imposée par l’AMF ». La cheffe comptable, qui avait une habilitation bancaire, va effectuer 7 virements pour un total de 2 121 903 € vers une banque à Hong-Kong. Elle avait demandé la validation de son directeur général mais en utilisant la fausse adresse mail dite confidentielle qui lui avait été communiquée.
Ce qu’a décidé la cour d’appel
Ces ordres de virement, « par leur caractère rapproché et répété, la période de l'année au cours de laquelle ils intervenaient, leurs montants élevés par rapport aux ordres habituellement donnés [note : la société n'effectuait quasiment aucun virement supérieur à 100 000 €], et le fait qu'ils étaient établis au bénéfice de deux sociétés ne faisant pas partie des relations d'affaires de la société et situées dans un espace géographique [la Chine] avec lequel la société n'avait pas pour habitude de travailler, auraient dû amener la banque à surseoir à leur exécution et à se renseigner sur leur validité directement auprès du signataire eu égard au caractère douteux de ces opérations révélant une possible fraude au président dont le mécanisme est bien connu des banques ».
La banque a dû dédommager de 50% l’entreprise victime de la fraude.
Ce qu’a décidé la Cour de cassation
Contre toute attente, la Cour suprême opte pour une interprétation extensive : « en l'état de ces constatations et appréciations, faisant ressortir l'existence d'anomalies apparentes affectant les ordres de paiement, la cour d'appel a exactement retenu que la banque était tenue d'alerter la société afin d'obtenir la confirmation des ordres litigieux en exécution de son obligation de vigilance ».
« L'arrêt, ayant retenu l'existence de circonstances inhabituelles entourant les virements litigieux laissant suspecter une possible « fraude au président », en a exactement déduit, sans exiger l'obtention d'un nouvel ordre de paiement, que la banque aurait dû vérifier la régularité des ordres de virement auprès du dirigeant, seule personne contractuellement habilitée à les valider ».
---------------------------
(1) Gest. Fort. n° 355 – Mars 2024, « Fraude au président : une floppée de décisions en 2023 »
(2) Cour d'appel de Douai, 2e ch. 12 janvier 2023, RG n° 21/00022
(3) Cass. com. 31 janvier 2017, 15-17.498.
JDE