Fiscalité
Apport-cession : le report d'imposition dans le viseur de l'administration
- Jeudi 7 juillet 2022 - 12:15
- | Par Emmanuel Laporte, avocat fiscaliste
Le 14 juin 2022, l’administration fiscale a enrichi sa « carte des pratiques et montages abusifs » d’une 25ème fiche portant sur le « report d’imposition abusif en cas d’apport de titres à une société contrôlée par l’apporteur (article 150-0 B ter du CGI) ». Attention, certaines opérations de LBO sont menacées !
Les particuliers bénéficient, sous certaines conditions, d’un report obligatoire d’imposition des plus-values réalisées lors d’un apport de titres à une société qu’ils contrôlent mais l’administration réserve la situation suivante : un particulier apporte la totalité des titres d’une société A, d’une valeur de 10 M€, à une société holding B créée ad hoc et qu’il contrôle, la plus-value d’apport étant placée en report d’imposition. Peu après, la société B cède ces mêmes titres pour 10 M€ à une société C, holding nouvellement constituée par un fonds d’investissement dans le cadre d’un LBO. En principe, le report d’imposition expire notamment en cas de cession à titre onéreux des titres apportés, dans un délai de trois ans suivant l’apport. Par exception, il n’est pas mis fin au report d’imposition si la société bénéficiaire de l’apport s’engage à investir 60% (actuellement) du produit de cession, dans un délai de deux ans suivant la cession, dans les opérations visées au 2° du I de l’article 150-0 B ter du CGI. dans l’hypothèse présentée, un crédit-vendeur est en fait consenti à la société C par la société B qui investit la créance représentative du prix de cession à recevoir à hauteur de 6 M€ (60 % du produit de cession) dans une augmentation de capital de la société C par compensation, conduisant au maintien du report d’imposition.
Un cas de report d’imposition estimé abusif
Selon l’administration, il s’agit d’un « procédé de fraude » par une « application littérale » des dispositions du 2° du I de l’article 150-0 B ter du CGI, conduisant à un remploi autorisé de 60% du produit de la cession : la réalisation concomitante d’une cession par la société B de titres de la société A (pour sa quote-part de 60%) et de l’apport par la société B à la société C d’une créance représentative du prix de cette cession (pour sa quote-part de 60%) a en réalité pour objet de « décomposer artificiellement une seule et même opération », l’apport par la société B de 60% des titres de la société A à la société C. L’administration rappelle que lorsque les titres apportés font eux-mêmes l’objet d’un apport à une société éligible au remploi, le réinvestissement est considéré comme effectif dès lors que la société apporteuse obtient, à l’issue de cet apport, le contrôle de la société bénéficiaire du nouvel apport, toutes conditions étant par ailleurs remplies. Mais la société B ne contrôlant pas la société C, un tel apport ne pouvait constituer un réinvestissement éligible ouvrant droit au maintien du report. Pour l’administration, « le schéma abusif vise au maintien du dispositif de report d'imposition malgré la cession de 100 % des titres A par la société B sans aucun réinvestissement éligible ».
L’administration affirme que ce « montage » a pour seul objet le contournement de la condition de réinvestissement du produit de cession des titres, permet artificiellement le maintien du report d’imposition de la plus-value d’apport et constitue un abus de droit fiscal relevant de l’article L 64 du LPF, au titre de la fraude à la loi.
Régulariser pour le passé et dissuader pour l’avenir ?
Mise en ligne pour la première fois en avril 2015, la « carte des pratiques et montages abusifs » est présentée comme une démarche de prévention et de sécurité juridique, informant les contribuables de leurs risques en mettant en place ou en conservant des « montages destinés à réduire indûment l’impôt ». L’administration prévient en effet que lorsqu’elle « découvre ces montages, elle les remet en cause après un examen attentif des faits et applique des pénalités appropriées ».
La fiche ne le dit pas mais, outre les droits en principal et les intérêts de retard tirés de l’éventuelle remise en cause du report d’imposition, le fondement de l’abus de droit entraîne une majoration de 80% (ramenée à 40% lorsqu'il n'est pas établi que le contribuable a eu l'initiative principale du ou des actes constitutifs de l'abus de droit ou en a été le principal bénéficiaire). Depuis le 25 octobre 2018, l'administration doit aussi dénoncer au procureur de la République les faits qui ont conduit à l'application, sur des droits supérieurs à 100 000 €, notamment de la majoration de 80% susvisée ou même de celle de 40% lorsqu'au cours des six années précédant son application le contribuable a déjà fait l'objet des majorations mentionnées aux 1° et 2° du I et au 3° de l’article L 228 du LPF ou d'une plainte de l'administration. Cette obligation de dénonciation n’est pas applicable aux contribuables ayant déposé spontanément une déclaration rectificative mais l’administration conserve le droit de porter plainte pour délit de fraude fiscale sur le fondement de l’article 1741 du CGI : le contribuable est passible, indépendamment des sanctions fiscales, notamment d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction.
Dans le cas d’opérations déjà mises en œuvre
L’administration encourage certes les contribuables à régulariser leur situation mais selon des modalités incertaines. Le site internet les incite à déposer des déclarations rectificatives auprès de leur « service gestionnaire », en se bornant à indiquer que « l’administration appréciera, en fonction des circonstances propres au dossier, les conséquences qu’il convient d’en tirer ». Cependant, la dernière fiche les convie finalement à se rapprocher de la Direction nationale des vérifications de situations fiscales. Du reste, aucune référence n’est faite au Service de mise en conformité des entreprises (Direction des Grandes Entreprises) pourtant susceptible d’être compétent pour les dirigeants suivant des modalités éclairées par la circulaire du ministre Olivier Dussopt du 8 mars 2021.
A cette équivoque s’ajoute la difficulté de savoir si l’organisation spécifique d’un contribuable correspondrait à un cas avéré d’abus de droit justifiant une tentative de régularisation, au-delà de la description très générale de la dernière fiche qui ne ménage aucune appréciation au cas par cas. Car si l’administration affirme sur son site que la carte « contient des exemples de montages révélés lors de contrôles fiscaux et contraires à la loi », une fiche ne revêt pas de valeur légale : outre les avis parfois divergents du Comité de l’abus de droit fiscal, le juge de l’impôt a le pouvoir d’interpréter différemment une situation et d’annuler les rectifications de l’administration ou au contraire de les maintenir.
S’agissant d’opérations à venir
La fiche de l’administration comporte une dimension comminatoire. Aussi abrupt que cela puisse paraître, user du « schéma » désormais incriminé par cette fiche relèverait d’une forme de témérité eu égard aux risques encourus en matières fiscale et pénale. En cas de but exclusivement voire principalement fiscal, il y aurait tout lieu de le déconseiller. Mais même en présence de différences comme d’autres buts prépondérants, réels et documentés, une organisation proche de ce « montage » resterait fragile : il serait prudent d’effacer préalablement tout risque, par exemple si l’administration amendait sa position, ou si était identifiée une décision récente du Conseil d’Etat confirmant l’absence d’abus de droit dans la même situation, ou si une décision de rescrit favorable était obtenue, ou par toute autre précaution commandée par les circonstances.
Mais à défaut de garantie sérieuse issue du droit positif, choisir une telle organisation exposerait actuellement les contribuables aux fourches caudines de l’administration.
Par Emmanuel Laporte, avocat fiscaliste, cabinet Laporte (Paris)